L’attente était immense. Depuis plus de cinq ans, le Ballet national brillait par son absence sur les scènes nationales et internationales. Annoncé en grande pompe lors des dernières Rencontres de la critique d’art tenues en septembre 2024 , cet événement marquait aussi un tournant stratégique pour le Centre National des Arts et de la Culture (CNAC), avec l’appui affirmé de son directeur général, M. Vagba. Ce 30 mai 2025, sous le regard bienveillant de la marraine, la ministre de la Culture Françoise Remarck, et de plusieurs membres du gouvernement, le public était venu renouer avec cette mémoire collective incarnée par la danse.
Intitulé « Empreinte ancestrale, le souffle éternel des traditions vivantes », le spectacle portait en lui une ambition claire : celle de raviver, à travers une écriture chorégraphique contemporaine, les mémoires des danses rituelles ivoiriennes, tout en démontrant leur capacité à dialoguer avec la modernité. Georges Momboye résumait sa démarche ainsi : « célébrer la richesse des traditions ivoiriennes tout en les réinventant avec une modernité saisissante ». Une promesse qui faisait écho à la mission du Ballet : éduquer, préserver, sublimer.
Une ouverture rituelle et envoûtante
Dès les premières minutes, la scène devient temple. Les Komian, prêtresses du Sud-Est, ouvrent la cérémonie en une lente procession mystique. Les tambours résonnent, les corps ondulent dans une gestuelle codée et sacrée. Le silence de la salle Lougah François est saisissant. La magie opère. Les spectateurs sentent qu’ils assistent à un moment rare, presque initiatique. L’entrée en matière est forte, respectueuse, belle. Elle pose un cadre spirituel qui donne le ton : ici, la tradition ne sera pas simple reconstitution, mais incarnation.
Une montée chorégraphique puissante mais…
S’ensuivent plusieurs tableaux explorant des danses issues de différentes régions : Goli, Boloye, Zagobi, Zaouli, Gla, Temate, ou encore les danses guerrières des Ébrié. Chaque segment déploie une énergie remarquable. Les danseurs s’approprient les rythmes avec justesse, les masques font leur apparition, les pas s’enchaînent, souvent avec brio. Le public vibre. La scène vit. Les corps racontent sans mots. On frôle parfois la transe. Mais très vite, les transitions se brouillent. L’absence d’un fil narratif clair rend l’ensemble haché. Les tableaux sont juxtaposés sans progression dramatique ni lien explicite. Puis, alors que l’on attend un approfondissement ou une montée symbolique, le ton change brutalement.
Une rupture déroutante avec le thème
Un défilé de mode moderne, une chorale, des acrobates de basketball, des jongleurs… autant d’éléments inattendus, exécutés avec professionnalisme, mais en total décalage avec le thème initial. Le public bascule de l’ancestral au divertissement sans transition. Certains y voient une volonté de décloisonner, de fusionner les formes. Mais ici, la greffe ne prend pas. Les performances sont belles, certes, mais l’ensemble perd en cohérence et en impact.
« C’était impressionnant, mais on ne savait plus ce que l’on regardait. Ça n’avait plus rien à voir avec les danses traditionnelles », glisse un spectateur désorienté. Le sentiment d’une perte d’axe devient flagrant. Le ballet national semblait vouloir plaire à tous les goûts, au risque de sacrifier sa propre identité.
Mise en scène : des effets brillants mais encombrants
La scénographie, pourtant ambitieuse, finit par aggraver cette fragmentation. Les projections vidéo, les jeux de lumière, les effets sonores envahissent parfois la scène, au point de diluer l’essence même du propos. La richesse visuelle ne suffit pas à masquer le manque de lisibilité. Au contraire, elle accentue l’impression de spectacle éclaté, d’une œuvre en quête de cohérence.
Le niveau des danseurs : des talents visibles, mais pas toujours à la hauteur
Le Ballet national se doit d’incarner l’excellence. Ce soir-là, des talents évidents se sont exprimés, mais pas avec la rigueur attendue. Certaines danses manquaient de synchronisation, de précision, ou de puissance expressive. Où étaient les grandes figures attendues ? Où étaient les grands talents de la danse traditionnelle comme Siddick Bamba, Nikoko Hermann, Yul Séa, Mehansio, les guirivoirs de feu Marie Rose G ou Mathieu N’dri ? Le public espérait retrouver ce niveau d’exception. À défaut, il a vu de belles promesses, mais encore trop brutes.
Un thème de peu trahi
C’est sans doute le point le plus regrettable : le thème n’a pas été traité dans sa profondeur. Au lieu d’un voyage initiatique dans les strates de la mémoire collective, « Empreinte ancestrale » s’est égaré dans une juxtaposition de tableaux hétérogènes. L’intention de fusionner modernité et tradition est louable, mais elle nécessite une vision artistique forte et lisible. Ici, elle restait floue, parfois trop abstraite, parfois trop illustrative. Résultat : le spectateur ne comprend plus le fil conducteur. Le souffle éternel promis s’est perdu dans le brouhaha des effets.
Une œuvre ambitieuse, mais inachevée
Le spectacle du Ballet national de Côte d’Ivoire aurait pu marquer une renaissance éclatante. Il avait tout pour réussir : un thème fort, une attente populaire, une scène prestigieuse, un chorégraphe respecté, et un patrimoine immense à valoriser. Il a offert de très beaux moments, notamment dans ses premières séquences, mais n’a pas su les faire durer ni les organiser dans un tout cohérent. En voulant trop en faire, en cherchant à concilier tradition, modernité, cirque, mode, chant et performance sportive, le ballet s’est dilué. Il a perdu de vue ce qu’il devait célébrer : la permanence de la tradition, sa force émotionnelle, sa capacité à nous relier aux ancêtres. Le titre « Empreinte ancestrale » promettait un voyage profond dans la mémoire collective. Il n’en a offert que des fragments. Il faudra, pour les prochaines créations, que le Ballet National retrouve ce souffle de cohérence, cette rigueur artistique, cette exigence d’excellence qui faisait autrefois sa grandeur.
Une contribution de Christian Guehi
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